Le pèlerinage de Compostelle a-t-il existé ?

Le pèlerinage de Compostelle a-t-il existé ?

par Denise Péricard-Méa
(tiré de L'Histoire N°258, octobre 2001)


Chargée de la recherche à l'Union des associations jacquaires de France, Denise Péricard-Méa a notamment publié Compostelle et cultes de saint Jacques au Moyen Age (PUF, 2000) et Dans les pas de saint Jacques (Tallandier, 2001).

Compostelle : un nom emblématique. Symbole de la résistance opiniâtre, à partir du ville siècle. des petits royaumes chrétiens d'Espagne face à la conquête musulmane. Et aussi destination finale de pèlerins venus en foule, au Moyen Age, célébrer saint Jacques, l'apôtre miraculeux... Si tout cela n'était que légende ?


A retenir

Une abondante littérature évoque ces foules dévotes qui se seraient pressées au Moyen Age à Saint-Jacques-de-Compostelle. Une image que remettent en cause les études récentes. En fait, les pèlerins ne se comptaient que par centaines. Et Compostelle n'était qu'un des très nombreux lieux dédiés à saint Jacques.


Surgies du fond des âges, les étoiles du chemin de Saint-Jacques brillent, aujourd'hui encore, dans les yeux des pèlerins de Compostelle. N'ont-ils pas en tête les foules du Moyen Age qui les ont précédés ? Selon l'image reçue en héritage, le pèlerin allait à Compostelle dans un esprit de pénitence et de pauvreté, empruntant une des quatre routes bien connues qui se rejoignent à Puente-la-Reina (cf carte).

Saint Jacques est transporté de Jérusalem en Galice
Après son martyre, le corps de saint Jacques est transporté de Jérusalem en Galice (tableau d'Antonio Alberti, XVe siècle, Camerino, Pinacothèque ; cl. Dagli Orti).

Il marchait mêlé à la foule de ses semblables, bravant le froid, le chaud et le danger, priant et chantant sans cesse, accueilli à bras ouverts par des âmes charitables tout au long du chemin. Au retour, il fondait des confréries, se consacrait au service des futurs pèlerins et multipliait chapelles, statues et vitraux voués à saint Jacques.
En fait, des études récentes le prouvent, il semble qu'il faille remettre en cause cette image : les hommes du Moyen Age ont été moins nombreux sur les routes de Compostelle que ne l'ont supposé les premiers chercheurs.
Tout commence au VIIIe siècle, dans une Europe en gestation où religieux et politique se trouvent étroitement mêlés. L'invasion musulmane de la quasi-totalité de la péninsule Ibérique à partir de 711 ébranle la chrétienté. C'est alors que surgit le nom de l'apôtre Jacques, promu saint patron de l'Espagne douloureuse.
Dès 715, en effet, l'envahisseur musulman a tout conquis hormis la Galice et quelques montagnes du Nord (Cordillère cantabrique et Pyrénées occidentales). Plus au nord, il se contente de raids, jusqu'en 732 où il est repoussé par Charles Martel devant Poitiers.
Dans la Cordillère cantabrique, les chrétiens s'organisent et, en 722, remportent une première victoire à Covadonga. Pélage devient alors roi, fixe sa cour à Canga de Onis et continue la lutte. Vers 750, la cour peut s'installer un peu plus au sud, à Oviedo. Dans le même temps, le royaume de Galice est annexé. Pourquoi Jacques comme saint patron ? Sans doute parce qu'il est l'un des compagnons préférés du Christ, avec Pierre et Jean. Or Pierre est à Rome et Jean à Éphèse, qu'il a évangélisée. Reste donc Jacques, riche d'une identité multiforme se prêtant à maintes interprétations. Sont-ils deux, trois, quatre, ces Jacques cités en plusieurs endroits de la Bible comme « fils de Zébédée », « frère de Jean », « fils d'Alphée », « le Petit », « frère du Seigneur », « le Juste », auteur d'une Épître, d'un Évangile apocryphe mais néanmoins fort connu, et enfin raconté dans des Actes de Jacques ?
Alors que les théologiens actuels hésitent encore, ceux du Moyen Age se contredisent : pour Grégoire de Tours, au VIe siècle, il y a deux apôtres du nom de Jacques, « Jacques le Juste » et le « Frère du Seigneur » ; pour Michel le Syrien, historien des croisades au VIe siècle, l'auteur de l'Épître est Jacques fils de Zébédée qui fut martyrisé par le marteau du foulon. Pour les laïcs, enclins à simplifier, Jacques est l'apôtre unique, ni Majeur ni Mineur, auteur de l'Épître qui fait de lui un saint familier.
C'est en tout cas une image particulièrement populaire que choisit la petite Espagne chrétienne pour lutter contre les « infidèles ». Le culte du saint s'organise depuis son tombeau opportunément retrouvé à Compostelle, en Galice, au tout début du IXe siècle, dit-on.
Le tombeau galicien de saint Jacques fut signalé à l'attention d'un ermite nommé Pélage par une révélation angélique. Alertés, les fidèles du voisinage virent des lumières surnaturelles. L'évêque Théodomir ordonna trois jours de jeûne et autorisa la fouille qui permit de trouver le saint corps. Peu après, le roi Alphonse II fit construire une première église, en torchis, et transféra à Compostelle le siège de l'évêché, auparavant situé à Iria. Cette première cathédrale, modeste, fut remplacée par Alphonse III par une église plus grande, laquelle fut à son tour agrandie aux XIe et XIIe siècles.
Parallèlement, il fallut expliquer pourquoi le corps de saint Jacques avait été déposé en Galice. On raconta que, conformément aux souhaits du Christ, saint Jacques était parti en mission après l'Ascension, afin d'évangéliser l'Espagne. Mais l'évangélisation avait échoué et il était reparti à Jérusalem. Après son martyre, son corps avait été transporté miraculeusement en Galice et inhumé en un lieu qui fut ensuite oublié.
Le prestige de Compostelle ne cesse alors de croître. L'Europe entière s'intéresse à ces chrétiens réfugiés à l'extrême nord-ouest de la péninsule qui tentent, sur fond d'âpres guerres civiles, de reconstituer un royaume. En 950 l'évêque du Puy, Godescalc, arrive à Compostelle en plein hiver, au moment de la mort du roi Ramire. En ce même Xe siècle, Compostelle envoie des copies de la légende de saint Jacques à Tours, Limoges et sans doute en d'autres lieux.
Au tournant de l'An Mil, le duc Guillaume d'Aquitaine, grand prince territorial soucieux de politique internationale, alterne les pèlerinages à Compostelle et à Rome. En 1056 les moines de Saint-Jacques de Liège auraient fait le voyage pour négocier un mariage entre le roi de Galice et la soeur de l'empereur germanique.
A partir de 1078, les Bourguignons entrent sur la scène politique castillane et galicienne, appelés par le roi Alphonse VI devenu assez puissant pour envisager le siège de Tolèdâ. Des alliances matrimoniales se nouent : en 1080, Alphonse VI épouse Constance, nièce de l'abbé de Cluny, et, quelques années plus tard, donne sa fille Urraca à Raymond, fils du duc de Bourgogne, avec pour dot le comté de Galice.

Saint Jacques dominant la façade ouest de la cathédrale de Compostelle
Saint Jacques dominant la façade ouest de la cathédrale de Compostelle.jpg

Celle-ci fut édifiée à partir du IXe siècle sur le lieu présumé du tombeau de l'apôtre (cl. B. Galeron / Scope).

L'intérêt pour Compostelle s'amplifie après la mort prématurée de Raymond de Bourgogne (1108) et celle d'Alphonse VI (1109). Reste un orphelin mineur, le futur Alphonse VII, dont le trône est très vite menacé par le roi d'Aragon devenu le second mari de la reine Urraca. Les destinées de l'héritier sont alors prises en main par ses deux parrains, l'évêque de Compostelle Diego Gelmirez et Guy de Bourgogne, frère de Raymond et futur pape Calixte II.
Les conflits armés font rage jusque dans la cathédrale. Une aide étrangère semble indispensable. Dès son élection, en 1119, Calixte effectue une grande tournée en France à cet effet, en même temps qu'il oeuvre pour hisser Compostelle au rang d'archevêché (c'est chose faite en 1120). Lors de son voyage en France, Calixte trouve un allié en la personne du roi Louis VI.
C'est sans doute dans ce contexte qu'est rédigée, à l'abbaye de Saint-Denis, la chronique du Pseudo-Turpin (1) à laquelle collaborent des chanoines de Compostelle qui accompagnent Calixte II. Elle raconte la célèbre (et légendaire) expédition de Charlemagne contre les « infidèles », sur l'injonction de saint Jacques apparu en songe à l'empereur. Fait extraordinaire, si l'histoire rapporte plusieurs victoires, elle se termine sur une défaite, celle de Roncevaux, reprise ensuite sur le mode littéraire dans la Chanson de Roland.
Pièce maîtresse de la légende de saint Jacques, cette chronique de Turpin est largement diffusée, dès le XIIe siècle, dans les milieux aristocratiques, ainsi qu'en témoignent les nombreux manuscrits conservés. Elle est souvent accompagnée des éléments plus anciens de la légende de saint Jacques, récits de la Translation et Livre des miracles effectués par l'apôtre. Vers 1150-1160, ces trois textes, augmentés de nombreuses pièces liturgiques et du Guide du pèlerin, sont inclus dans le Codex Calixtinus ou Livre de Saint-Jacques, conservé dans les archives de la cathédrale de Compostelle. Au XIVe siècle, l'archevêque (français) de Compostelle, Béranger de Landore, en fait exécuter plusieurs copies.

Le pape Calixte
Le pape Calixte

C'est à son initiative qu'au XIIe siècle fut rédigée la chronique de Turpin, pièce maîtresse de la légende de saint Jacques (Codex Caleinus, Archives de la cathédrale de Compostelle ; cl. Dagli Orti).

Au cours des siècles suivants, le succès du Turpin ne se dément pas. En 1365 le nouveau roi de France, Charles V, ayant à coeur de se présenter comme le descendant de Charlemagne, fait orner son nouveau sceptre de trois scènes empruntées au Turpin évoquant les relations de saint Jacques et de l'empereur.
Charles VI, quant à lui, reprend la symbolique pour lutter aux côtés de l'Espagne contre l'ennemi anglais. La chevalerie française se mobilise, sensibilisée, entre autres, par une littérature politique : le traité de Jean de Montreuil, A toute la chevalerie de France, exhorte au combat contre les Anglais comme Charlemagne, selon le Turpin, l'avait fait contre les Sarrasins. En mai 1386, dix-huit vaisseaux quittent La Rochelle et arrivent à La Corogne pour barrer la route au duc de Lancastre. Le chroniqueur Froissart raconte que, en attendant le débarquement anglais, les chevaliers ont profité de l'occasion pour aller jusqu'à Compostelle en pèlerinage.
Qu'en est-il, justement, du pèlerinage à Compostelle ? Si l'on en croit une abondante littérature, des foules dévotes se seraient pressées à Compostelle pendant les siècles médiévaux, avant de se tarir au XVIe siècle pour ne réapparaître que récemment. Or l'étude et la critique des sources conduisent à une constatation inverse : les pèlerins ont été peu nombreux au Moyen Age, sauf en des moments exceptionnels. En revanche, à partir de la fin du XVIe siècle, c'est par troupes qu'ils sont régulièrement rencontrés sur les routes. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, ce sont ces foules de pèlerins que les rois cherchent à canaliser — mais non à interdire. La somptueuse façade baroque de la cathédrale témoigne en outre des richesses apportées par ces pèlerins en masse.
Au Moyen Age, Compostelle n'est en fait qu'une destination parmi d'autres. Les archives des confréries Saint-Jacques, plus abondantes à partir des XIIIe et XIVe siècles, montrent qu'elles ne regroupaient pas toutes d'anciens pèlerins de Compostelle. De même, les voyageurs qui franchissaient les Pyrénées, ou faisaient halte dans les maisons-Dieu, commanderies, abbayes, hôpitaux —fussent-ils voués à saint Jacques — n'étaient pas nécessairement des pèlerins de Compostelle.
Seuls devraient être reconnus comme authentiques ceux explicitement mentionnés comme allant à « Saint-Jacques de Galice ». Pour tout autre pèlerin, même dit « pèlerin de Saint-Jacques », un doute subsiste, à plus forte raison pour celui qui est simplement appelé « pèlerin » ; même muni d'une coquille ou d'un bourdon, il peut se rendre dans n'importe lequel des innombrables sanctuaires voués à tous les saints et saintes du Paradis.
On sait depuis 1993 que le fameux Guide du pèlerin du XIIe siècle fut inconnu en France jusqu'à sa traduction en 1938 (2). Les quatre routes qu'il décrit n'ont sans doute pas été plus fréquentées que les autres. Il est probable que les pèlerins de Compostelle empruntaient en fait les grands axes de communication au long desquels ils pouvaient trouver des structures hospitalières, une protection et, éventuellement, des moyens de locomotion.
L'étude des itinéraires empruntés, décrits dans les récits et les textes littéraires, montre que chacun traçait son propre chemin, l'un allant au plus droit, l'autre changeant de route selon ses besoins. Les routes médiévales étaient fort fréquentées, mais les pèlerins de Compostelle se trouvaient mêlés à la masse des autres pèlerins cheminant vers des lieux moins lointains, mêlés aussi à la foule des autres voyageurs.

Tous les chemins mènent à saint Jacques

Tous les chemins mènent à saint Jacques...

Le Guide du pèlerin, rédigé au XIIe siècle, décrit quatre routes pour aller à Compostelle, partant respectivement de Tours, de Vézelay, du Puy et d'Arles.
Dans quelle mesure furent-elles plus fréquentées au Moyen Age que d'autres lieux dédiés à saint Jacques ?
Il apparaît aujourd'hui que le Guide fut inconnu en France jusqu'à sa traduction en 1938. Chaque pèlerin, en fait, traçait son propre chemin vers Compostelle.
En outre, la Galice n'était pas l'unique lieu de dévotion à Jacques. A Échirolles en Dauphiné, à Toulouse, à La Chapelle-d'Angillon en Berry, à Angers, à Arras, à Aire-sur-la-Lys, on venait de loin prier là un corps avec tête, là un corps sans tête, là une tête seule, voire une demi-tête!


Comment les comptabiliser ? Outre les grands personnages et les chevaliers, certains marchands passaient à Compostelle, pèlerinant pour eux ou pour autrui, pendant qu'ils vaquaient à leurs affaires. Pèlerins encore, les candidats à la sainteté que l'on peut connaître par ailleurs (Bonne de Pise, Brigitte de Suède...), voire des anonymes, dont certains sortent de l'ombre à la faveur d'un événement exceptionnel : l'un est capturé par les sbires de Jacques Coeur, recruteurs de bras pour les galères, l'autre témoigne à un procès de canonisation.
N'est-ce pas leur rareté même qui fait qu'on les remarque ? S'ils avaient été si nombreux, les échevins d'Aire-sur-la-Lys auraient-ils offert « des courtoisies » à chaque retour de Compostelle ? Quant aux pèlerins pénitentiels, condamnés par voie de justice à effectuer le pèlerinage en expiation d'une faute commise, ils ont été extrêmement rares à fréquenter Compostelle. Claude Gauvard a montré que les pèlerinages pénitentiels imposés en échange d'une grâce royale ou princière ne dépassent pas la proportion de 1 %, tous sanctuaires confondus (3).
Dans ce Moyen Age si avare de chiffres, il existe des moyens d'établir quelques données précises. J'ai commencé à répertorier les pèlerins connus par les textes accessibles en France et à les regrouper dans un dictionnaire biographique : ils n'atteignent pas le millier. Jeanne Vielliard, quant à elle, n'a trouvé, entre 1380 et 1422, que 115 pèlerins demandant à franchir la frontière d'Aragon (4). Les dépouillements d'archives hospitalières confirment ces chiffres.
En fait, les réticences constantes de l'Église à l'égard des pèlerinages ont certainement constitué un frein puissant. Là, ils sont dénoncés comme source de dérèglements (au XIIIe siècle, l'évêque Étienne de Fougères fustige les femmes qui prennent
prétexte d'un pèlerinage pour courir la prétentaine), ailleurs comme occasions de dépenses inutiles (au XIIIe encore, la reine Blanche de Castille est priée par son confesseur de renoncer à son projet de départ) ou de manquements graves aux devoirs de gouvernement (au XIIe, l'évêque Hildebert de Lavardin rappelle les obligations de sa tâche au comte d'Anjou), etc.
Sans compter les difficultés presque insurmontables que représentent, pour des gens du commun, paysans pour la plupart, une aussi longue absence. Il semble donc certain que, si foules il y eut au Moyen Age, elles n'ont été présentes à Compostelle qu'à l'occasion d'événements ponctuels, guerriers pour la plupart, comme lorsque, au XIVe siècle, le duc de Lancastre envahit la Galice. Lui et ses troupes se recueillent sur le saint tombeau.
En outre, tout au long du Moyen Age, la lointaine Compostelle n'a pas été l'unique lieu de dévotion à saint Jacques, pas plus qu'elle ne fut l'unique lieu de sépulture du saint. De fait, d'autres sanctuaires sont là, proches et rassurants, où prier ce saint à la fois un et multiple dont tous ont besoin. Ils abritent de nombreuses reliques, considérées comme aussi authentiques que celles de Compostelle.

Saint Jacques porte la coquille sur sa besace et sur son chapeau
Saint Jacques porte la coquille sur sa besace, sur son chapeau. Il est ici représenté en pèlerin (sculpture en bois du XVIe siècle, Chatellerault ; cl. J.-P. Dumontier/ Artephot).

Dès 1025, l'abbaye de Fleury-sur-Loire affirme clairement qu'on peut vénérer saint Jacques dans toute église Saint-Jacques. C'est ainsi, disent les moines, que de nombreux pèlerins viennent à Saint-James (saint Jacques en anglais), en Normandie, honorer une relique du saint auprès de laquelle se produisent autant de miracles qu'au tombeau galicien. (R1)
A Paris, le roi Charles VI vient ainsi « en pèlerinage » à l'hôpital Saint-Jacques-aux-Pèlerins et à l'église paroissiale Saint-Jacques-de-la-Boucherie. Toujours à Paris, Saint-Jacques-du-Haut-Pas et le couvent Saint-Jacques des dominicains sont attestés comme lieux de pèlerinage par des textes indiscutables. L'un est fait « pour recevoir audit hôpital les pauvres passants et spécialement les pauvres pèlerins allant audit Saint-Jacques », l'autre est conseillé en ces termes à la reine Blanche de Castille par l'évêque de Paris : « Voici les Frères Prêcheurs qui sont appelés frères de saint Jacques. Recevez l'écharpe et le bourdon et allez à Saint-Jacques, c'est-à-dire dans leur demeure. » Plus la relique est importante, plus la fréquentation est intense. A Échirolles en Dauphiné, à Toulouse, à La Chapelle-d'Angillon en Berry, à Angers, à Arras, à Aire-sur-la-Lys, des pèlerins viennent de loin prier là un corps avec tête, là un corps sans tête, là une tête seule, voire une demi-tête...
Une lecture attentive des textes fait surgir une quantité de lieux plus modestes voués à saint Jacques. Leurs pèlerins sont signalés à l'occasion d'une dispute (Saint-Jacques-de-la-Lande), ou d'une foire les 25 juillet et 1er mai (Saint-Jacques-des-Guérets), ou de la visite d'un pèlerin (celle d'un chanoine de Limoges à Saint-Jacques-du-Poitou au XIVe siècle ; celle du dauphin, futur Louis XI, à Saint-Jacques de Dieppe en 1443). La garde et le fonctionnement de ces sanctuaires étaient assurés par des confréries, dont les textes prouvent sans ambiguïté qu'elles regroupaient simplement des fidèles du lieu. Plus de la moitié ne mentionnent pas le nom de Compostelle dans leurs statuts.
C'est dans le besoin d'une présence quotidienne de saint Jacques qu'il faut chercher la signification de l'important patrimoine qui lui est dédié, et non dans la nécessité d'accueillir des foules en marche vers Compostelle, ou les souvenirs ramenés du lointain pèlerinage.
Plus que de l'aura de Compostelle, ce patrimoine témoigne de l'influence immense au Moyen Age d'un texte majeur : l'Épître de Jacques qui, à l'époque, passait pour être l'oeuvre du Majeur. Son contenu éclaire singulièrement l'ampleur de la dévotion rendue à saint Jacques : il montre l'étendue des pouvoirs conférés par le Christ à son compagnon. La transmission de ces pouvoirs est souvent représentée sur des images (fresques, sceaux ou vitraux), symbolisée par la remise d'une verge ou, comme à Saint-Aignan-sur-Cher, d'un phylactère citant l'Épître : sur cette banderole on lit « confessez-vous les uns aux autres ».
L'Épître de Jacques est à l'origine de l'onction aux malades, porteuse d'espoir : « L'un de vous est-il malade ? Qu'il fasse appeler les anciens de l'église et qu'ils prient après avoir fait sur lui une onction d'huile au nom du Seigneur. La prière de la Foi sauvera le patient : confessez-vous les uns aux autres et priez les uns pour les autres afin d'être guéris. » Dès le IXe siècle, avant la renommée de Compostelle, l'archevêque de Bourges la recommande aux fidèles.
Cette onction devient ensuite l'Extrême-Onction, dite parfois Sacrement de M. saint Jacques. Les fidèles la demandent régulièrement dès le XIIIe siècle. L'idée se répand que saint Jacques est l'accompagnateur des âmes lorsqu'elles partent pour le Paradis, au long de la Voie lactée, le fameux « chemin de Saint-Jacques » mentionné pour la première fois dans le Turpin.
Jacques apparaît aussi comme un intercesseur privilégié à l'heure du Jugement dernier ; les mentalités médiévales vont encore plus loin et prêtent à Jacques le pouvoir de résurrection. Plusieurs de ses miracles en témoignent, en particulier le célèbre « pendu dépendu » qui montre un jeune homme injustement condamné à mort soutenu par saint Jacques pendant plusieurs semaines, jusqu'à la reconnaissance de son innocence. Et combien d'enfants morts n'a-t-il pas ramenés à la vie ?
Toujours en vertu de l'Épître, les malades se tournent vers saint Jacques pour implorer des guérisons multiples — les saints ne se spécialisent que vers le XIVe siècle. L'apôtre guérit les tumeurs, rend la parole aux muets, la vue aux aveugles, et jusqu'à leurs jambes aux infirmes. Il traite la stérilité, arrête les maladies contagieuses, délivre les possédés. De nombreux hôpitaux lui sont voués.
L'Épître montre encore saint Jacques protégeant les récoltes ou menaçant les riches. C'est pourquoi, vraisemblablement, les marchands aiment à se mettre sous sa protection en plaçant sous son vocable chapelles, ponts, portes, rues et faubourgs. Il semble ainsi qu'on leur doive les quartiers Saint-Jacques de Reims, Orléans ou Argentan, situés souvent en périphérie des villes. Saint Jacques n'est-il pas, en outre, le patron des voyageurs en même temps que celui des pèlerins ? (R2)
Ni sites commémoratifs d'un pèlerinage à Compostelle, ni étapes vers la Galice, ces sanctuaires n'en ont pas moins tissé le réseau de « chemins de Saint-Jacques » dont seuls quelques-uns menaient en Espagne. Cette absence de liens directs, d'ailleurs, ne les empêcha pas d'être des relais de la cause compostellane, diffusant ses légendes et nourrissant les rêves des futurs pèlerins.
Leur importance au Moyen Age justifie les nouvelles recherches entreprises. Compostelle, lieu mythique et très médiatisé, ne perdra rien à voir renaître ces sanctuaires locaux, témoins d'une ferveur oubliée.

NOTES

1 Cette chronique est appelée Pseudo-Turpin depuis le XVIIIe siècle lorsqu'il fut prouvé qu'elle était un texte littéraire et non une source historique.
2. A. Stones et J. Krochalis, « Qui a lu le Guide du pèlerin ? », Pèlerinages et croisades, Actes du 118e colloque de Pau, 1993, Paris, CTHS, 1995, pp. 11-36.
3. C. Gauvard, « De grace especial », Crime, État et société en France à la fin du Moyen Age, 2 vol., Paris, Publications de la Sorbonne, 1991, t. II, pp. 929-933.
4. Jeanne Vielliard, « Pèlerins d'Espagne à la fin du Moyen Age » Homenatge a Antoni Rubio et Lluch, Barcelone, 1936, t. II, pp. 65-300.


POUR EN SAVOIR PLUS :

M. et P. G. Girault, Visages de pèlerins au Moyen Age, Zodiaque, 2001.
D. Péricard-Méa, Compostelle et cultes de saint Jacques au Moyen Age, Paris, PUF, 2000
D. Péricard-Méa, Dans les pas de saint Jacques, Paris, Tallandier, 2001
D. Péricard-Méa, L'Image du pèlerin au Moyen Age et sous l'Ancien Régime, colloque de Rocamadour, Gramat, 1994
D. Péricard-Méa, Pèlerinages et croisades, 118e colloque du CTHS, Pau, 1993, Paris, CTHS, 1995
D. Péricard-Méa, Toulouse sur les chemins de Saint-Jacques, Paris, Skira / Le Seuil, 1999 (catalogue d'exposition).
P. Barret et J. N. Gurgand, Priez pour nous à Compostelle, Paris, 1978, rééd. 1999 (un bon livre, même si les notions historiques sont aujourd'hui dépassées).
P. A. Sigal, Compostelle : mille ans de pèlerinage, dans L'Histoire n° 193, pp. 52-57.


Pèlerins à la coquille

La coquille, associée à Jacques et à Compostelle, était en fait commune à beaucoup de pèlerins.
Si la coquille ne figure pas parmi les insignes remis officiellement au pèlerin lors de son départ (besace et bourdon), elle fait néanmoins partie de la symbolique du pèlerinage, sans qu'on en connaisse la raison ni l'origine. Mais Compostelle n'en a pas le monopole, bien qu'elle y soit vendue déjà au XIIe siècle. En effet, on a retrouvé à Paris des coquilles dans les tombes d'un cimetière mérovingien bien avant la découverte du tombeau de saint Jacques. D'autres sont vendues ailleurs, par exemple, au Mont-Saint-Michel (R3). En 1377 encore, lorsque l'empereur Charles IV vient en visite à Paris, le roi lui « envoie des coquilles parce qu'il est pèlerin ». Progressivement pourtant, les représentations iconographiques de l'apôtre saint Jacques adjoignent systématiquement une coquille, qui sur la besace, qui sur le chapeau. Les anciens pèlerins de Compostelle cousent des coquilles sur leurs costumes de fête. En 1490, les Toulousains identifient de cette façon une tête comme étant celle de « saint Jacques pour ce qu'elle a au front une coquille ».
En aucun cas, cependant, une coquille sculptée sur une maison n'indique un chemin de Compostelle ! (R4)


Remarques par Mrugala Fabrice (webmaster)

Je ne suis pas tout à fait d'accord avec l'auteure de l'article, je trouve que Denise Péricard-Méa prend des facilités et des racourcis pour atteindre le but qu'elle s'est fixé. Voici quelques remarques que m'ont suscité ses propos :
R1 : C'est l'intérêt même des reliques : susciter un engouement pour attirer les pélerins. Le fait que de nombreux lieux soient voués à Saint Jacques ne diminue pas l'intérêt que Compostelle pouvait avoir; c'est comme si on disait aujourd'hui que comme il y a beaucoup de lieu consacré à la Vierge Marie, alors Lourdes est peu important !
R2 : donc d'un côté les saints ne se spécialisent qu'à partir du XIVe siècle, mais avant celà, Saint Jacques est déjà le patron des voyageurs et des pèlerins ?
R3 : c'est d'ailleurs pour celà que ça s'appelle des "Coquille Saint Michel" !
R4 : sauf bien entendu sur le chamin de Compostelle.

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